En Pièces : les premières pages

Publié le par EM

Prologue

 

Rue Le Lou du Breil, une voiture rouge démarre en trombe. Elle prend la première à droite. Puis, au décrochement suivant, encore la première à droite. Elle accélère. A toute allure, elle atteint les quais de la Fosse. Là, face à la Loire, dans un crissement de pneus, elle pile.

 

 

 A l’intérieur, Sarah allume une cigarette. Sa main aux ongles rouge sang sort un peigne de son sac. Derrière son visage reflété dans le rétroviseur, elle regarde les vagues s’abattre sur le mur de pierre, les navires au loin, de part en part le ciel piqué de noir par le vol erratique des mouettes, et, perdue dans l’eau, elle se sent renaître.  

 Elle se coiffe. La Loire devient le prolongement infini de ses cheveux. Vent, vagues, oiseaux des mers et poissons célestes s’y réfléchissent. Du lichen s’agrippe aux aspérités du mur. En bas l’eau beugle. Eau noire et bleue, ses cheveux.  

 Contemplant la mer au bout de son reflet, devenue une partie d’elle, sa chevelure aux vagues noires et bleues, elle se prend pour Méduse. Elle se met à rire, les yeux écarquillés, et éparpille ses cheveux au vent.

 Elle aime ce lieu de pierre et d’eau autant qu’elle aime la côte sauvage, à Quiberon : les falaises frappées de plein fouet par la houle, les panneaux rouges « danger de mort », le vent parfois si mordant que des bribes d’écume remontent de la mer jusqu’au ciel ; leurs flocons lui soufflètent la face, s’emmêlent dans ses vêtements ; une sorte de neige jaunâtre, souillée par les profondeurs, une neige des gouffres ; sa robe fouettée par les rafales, ses cheveux et ses yeux noirs, son visage endeuillé. Dressée au-dessus du port, face aux vagues et au vent, elle ressemble à une figure de proue sans voilier.

 Se tenir au-dessus des choses. C’est sa façon d’être. Elle travaille dans une librairie sur trois niveaux, place du Bon Pasteur à Nantes. D’en haut, elle surplombe les romans de littérature étrangère. Romans japonais, romans américains, romans russes... Au-dessus d’un vieux fou qui use les heures de la nuit à sucer le pied des femmes endormies, au-dessus de la danseuse d’Izu et des quatre sœurs, d’un monde faussement tranquille et muet – l’homme qui, alité, mourant, regarde se refléter son épouse dans le jardin où il aimait jadis à se retirer. Assise sur une marée de crimes et de souillures, de rédemptions, d’illuminations. Assise sur Dieu, sur Faulkner, sur un épi de maïs, sur les parfums disparus de la virginité.

 Sarah souffre d’un mal incurable. Sa douleur s’enracine dans les siècles des siècles, elle ne lui appartient pas en propre. Elle l’a faite sienne, imprimée sur son visage, chaque ride, sur le grain de sa peau comme au fond de ses yeux, la douleur des personnages, ses fictions, sur lesquels elle repose tout le jour – Benjy, Raskolnikov, Popeye, Alexis…

 Mais Sarah ne lit pas de romans, elle ne lit que des bandes dessinées et des contes pour enfants. Elle dit ne rien comprendre à la littérature, et que tout ça l’écoeure. Elle dit qu’il lui suffit de les voir chaque jour, ces livres, de les palper et de les vendre, de sentir sur leurs couvertures et entre leurs pages mille doigts poisseux, pour les vomir. Lorsqu’elle en a assez de ces fictions-là, elle retrouve le vendeur de bandes dessinées, deux étages plus bas.

 Vestale de la librairie, elle sort de ses hauteurs et fuit au sous-sol. Si elle déteste les albums humoristiques, elle dévore les aventures de science-fiction, les mangas. Histoires sanglantes, histoires tragiques, où peut-être elle cherche les échos de sa propre histoire.

 Au-dessus des livres, au dernier étage de la librairie. Au-dessus des quais de la Fosse. Sa robe déployée. Son visage d’héroïne tragique battu par le souffle du large. Sa cigarette ne cesse plus de se consumer au bout de ses lèvres, au bout de ses doigts. Sa bouche, la fumée, son visage partent en fumée derrière l’embrasement de sa cigarette.

 Elle porte le filtre à ses lèvres. Ses paupières sont lourdes. Sa silhouette se dresse bien au-dessus de l’eau.

 Sarah, soudain, ouvre au vent ses bras en croix et inspire de toutes ses forces, les yeux déjà clos.

 

*** 

 Scène 1

Après, le premier bruit qui me parvient, se fraye un chemin jusqu’à ma conscience, jusqu’à mon esprit anéanti, c’est un cliquetis de talons aiguilles. Claquement de cuir, de métal, des métropoles. Le pas décidé des femmes affairées sur l’asphalte. Marteaux piqueurs de leurs pieds. Leurs talons me crèvent les tympans, leur fracas sur les trottoirs, sur les routes, partout ces talons qui claquent dans ma mémoire.

 Sarah s’est toujours déplacée sans bruit.

 Le battement de semelles persiste longtemps. J’ignore s’il résonne dans ma tête ou quelque part au monde. Soudain, comme un coup de fouet. Je reprends mes esprits : ils ont fermé le tiroir.

 Tout surgit… Mais comment le dire, trouver les mots ? Les mots s’emmêlent quand il faudrait dire ça. Ca. Couloirs blancs. Femme en blouse. Ses talons aiguilles. Ses talons claquant. Claquant sur le sol glacial. Les milliers de petits carreaux noirs et blancs, d’un centimètre carré, les rangées de tiroirs dans lesquels, pour quelque temps, reposent les corps des morts mystérieuses. Dire ça : les couloirs de la morgue.

 Le tiroir se referme sur Sarah. Ce qui reste de Sarah. Les morceaux de son corps.

 Il est midi. Nous sommes le 12 décembre.

 On l’ôte à mon regard. On me condamne à recomposer jusqu’à la fin le puzzle incomplet de son corps, de sa mort, l’un et l’autre devenus obscurs, moi-même le monde à jamais obscurcis. 

 J’arrache avec mes ongles les peaux mortes qui tombent comme des feuilles de mes lèvres.

 Il est midi. Un 12 décembre. Sarah a eu un accident de voiture. Elle est en pièces.

 Tandis que le médecin légiste dissèque les causes de mon désespoir, je repasse mentalement les étapes de l’accident.

 Ce matin, Sarah quitte notre appartement de la rue Le Lou du Breil, à Nantes. Elle monte dans sa 205 rouge. Elle tourne deux fois à droite et se retrouve sur les quais de la Fosse. Comme à son habitude, elle jette un regard vers la Loire. Comme à son habitude, elle ne porte pas de ceinture. L’eau verte et noire, sale, les bateaux de commerce, et derrière… les grues – leur cou démesuré perdu dans la grisaille du petit matin d’hiver. Peut-être s’arrête-t-elle. Je la connais, elle s’arrête sans doute. Elle regarde son reflet dans le rétroviseur, ajuste une mèche de ses cheveux, puis redémarre. Elle longe les quais pour se rendre à la librairie. Elle n’est pas en retard mais elle conduit à toute allure. Sarah aime sa voiture, la vitesse, la carrosserie flamboyante. Sarah s’écrase contre le mur de la piscine, dans le quartier Gloriette.

La voiture prend feu. Le corps de Sarah. Je n’ose pas le formuler. Le corps de Sarah. Les mots brûlent mes lèvres à vif. Démembré et calciné.

 Le corps de Sarah, dans les tiroirs de la morgue. Comme certains corps dans les toiles de Bacon. Sang sur le sol : une tâche écarlate, dont les gouttes s’éparpillent, se diffractent comme au travers d’un kaléidoscope, sur une planche de bois. Les gouttes de sang coulent de mes lèvres.

 Je n’ai rien vu. Mais je sais déjà qu’aujourd’hui, le jour de sa mort, je ne penserai jamais plus qu’à lui, et tenterai de le faire revivre en esprit. Sarah prend sa voiture à neuf heures, le matin du 12 décembre, et elle roule vers la piscine. Presque arrivée, elle arrive à peine, elle va atteindre la Loire, toucher l’eau, là, elle s’enflamme. 

On ne peut rien contre cette fraction de seconde durant laquelle elle perd le contrôle de sa voiture. On ne peut que s’y briser encore, et la revivre encore, et jusqu’à la fin, voir en rêve cet instant où elle ferme les yeux, et le choc contre le mur. Voir la voiture rouler rapidement vers lui, le heurter – son visage s’approcher du pare-brise, le rejoindre et s’y fondre, son corps disloqué en lambeaux on ne ramène d’elle que quelques membres, si bien que le cercueil, ce grand cercueil en bois laqué, dans l’église, ne sera qu’un leurre, le cercueil d’un mètre quatre-vingt ne contiendra d’elle presque rien. J’aurais supporté tout je crois, je pense pouvoir tout accepter, mais je n’admettrai jamais ce cercueil à moitié vide. Je voudrais imaginer son corps, son corps intègre, tel que je le connais, et je veux pouvoir imaginer son regard – un cadavre ne peut être que ça, un corps allongé aux yeux clos, comme celui des vieillards qui meurent dans leur lit. Il faudra voir chaque jour les membres se séparer de ce corps, chaque jour se déchirer l’épiderme contre le pare-brise, et les yeux emportés.

 Voir son visage s’approcher du pare-brise – son visage s’approcher du pare-brise – son visage s’approcher du...

 La chair frôle la vitre, la touche et s’y écrase. Avec quelle lenteur se grave l’image en mon esprit… Imaginer le déchirement de la peau, les os broyés. Lentement, je dissocie chaque craquement, chaque entaille. De ses lèvres sort un hurlement qui vient briser le silence de la rue déserte. La tôle s’enfonce dans le mur. La voiture prend feu. Ses yeux écarquillés, noirs et rouges. Un grand cri résonne dans ma tête. Aujourd’hui, dans le silence de la morgue, il y n’y a plus que ce cri. Et des voix inconnues.

 

- D’après les témoins, votre femme roulait sur les quais à toute vitesse. Elle a pris la piscine de plein fouet, ont expliqué les gendarmes chargés de m’annoncer sa mort.

 

 

 Je ne suis pas surpris : elle conduit toujours vite. Je n’ai jamais compris son amour pour sa voiture. De façon générale, ses petites manies m’étaient devenues si familières au fil des ans que j’avais cessé de m’interroger. Maintenant, ces oublis j’en crève. Il me reste quelques images : Sarah près de la 205, profitant des vacances pour laver la carrosserie, la faire reluire, la caresser du bout des doigts ; Sarah, fermant les yeux pour respirer l’odeur des sièges en cuir, passant sa main le long de la plage arrière ; le soupir de Sarah, lorsqu’elle s’enfonce dans le fauteuil, ses pieds déchaussés sur les pédales.   

 - Comment a-t-elle perdu le contrôle ? 

 - Portait pas de ceinture…

 Puis, plus rien. Silence. C’est leur silence qui m’alerte. Ils me regardent. Les gendarmes, le médecin légiste. Ils me regardent, et haussent les épaules. Mais leur silence s’abat comme une chape de plomb sur ma tête. Leur silence devient le troisième personnage de l’histoire. Une présence à laquelle il faudra s’accoutumer.

 Et déjà, englouti dans le silence de sa mort, je cherche à comprendre. Même si le mystère ne m’apparaît pas encore clairement. Je sens qu’il s’est passé quelque chose. Mais quoi ?

 Et déjà, englouti dans le silence de sa mort, je cherche à remettre les pièces en ordre. 

(A suivre)

En Pièces, éditions du Panama, 2006.

http://www.editionsdupanama.com

En Pièces est en vente sur http://www.fnac.com ou http://www.amazon.fr   

 

  

 

 

Publié dans Romans

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