Les brunes : J comme...

Publié le par AM

J comme JE SUIS NOIRE, MAIS JE SUIS BELLE

« Je suis noire, mais je suis belle ».

 Le célèbre vers du Cantique des cantiques condense toute la contradiction de la beauté sombre dans l’histoire : on peut être noire (donc brune) et belle, mais on reste surtout noire mais belle. La splendeur d’ébène reste une concession à l’hommage que les hommes occidentaux rendent depuis le Moyen Age à la blancheur et à la blondeur.

 Pourtant, Asclépiade de Samos l’avait déjà encensée dans un poème :

 Didyme m'a vaincu par la séduction :

 Par sa beauté, je fonds comme la cire au feu :

 Elle est noire, je sais, mais il importe peu :

 Le charbon qu'on allume est pareil à la rose

 Et brille à la chaleur d'un éclat merveilleux.

 Puis, durant des siècles, on oublie. Le noir est funeste ; il est nuit, venin, laideur, méchanceté. On ne retrouve qu’au XVIIe siècle cette figure fort nouvelle dans la littérature amoureuse : la femme noire. Celle-ci pouvait apparaître au détour d’une description, mais toujours comme une figure repoussoir, hideuse. Et voilà que, soudain, quelques voix s’élèvent pour la célébrer. D’où vient donc ce prodige ?

 Le prodige vient de la corrélation d’une source et d’un bouleversement littéraire. La source, c’est le Cantique des cantiques, qui rend possible une pensée qui, sans lui, n’eût jamais pu naître : une femme à la peau noire pouvait être belle ! Le bouleversement littéraire a été nommé, a posteriori, le baroque. Le mot vient de barroco, qui désigne une perle de forme irrégulière, et rassemble des œuvres d’inspiration variées. Leurs points communs ? Un goût pour le mouvement, pour le désordre, pour le flux. Et, de surcroît, un penchant prononcé pour l’antithèse. C’est pour cette raison que certains poètes se saisissent de la phrase du Cantique des cantiques. Si, à l’époque, la beauté est pensée comme une lumière, on devra allier les contraires pour célébrer la splendeur de l’ébène. Soleil noir, sa beauté reste hors des conventions.

 Sur les traces du poète italien Giambattista Marino (1564-1625), les baroques français reprennent le « Je suis noire, mais je suis belle ». La magnificence des ténèbres y surpasse l’éclat du jour. Tristan l’Hermite, dans La Lyre (1641), exalte ce type de beauté, jugée paradoxale : 

Beau monstre de Nature, il est vrai, ton visage
Est noir au dernier point mais beau parfaitement
Et l'ébène poli qui te sert d'ornement
Sur le plus blanc ivoire emporte l'avantage.

O merveille divine inconnue à notre âge
Qu'un objet ténébreux luise si clairement
Et qu'un charbon éteint brûle plus vivement
Que ceux qui de la flamme entretiennent l'usage.

Entre ces noires mains je mets ma liberté :
Moi qui fus invincible à tout autre beauté
Une Maure m'embrase, une esclave me dompte

Mais cache toi, Soleil, toi qui viens en ces lieux
D'où cet astre est venu qui porte pour ta honte
La nuit sur son visage et le jour dans ses yeux.

La belle Noire constitue une curiosité, un « beau monstre ». Le mot « monstre » n’était pas aussi fort à l’époque qu’il l’est devenu aujourd’hui. Il désigne une splendeur insolite. L’aspect insolite est d’ailleurs souligné par l’enjambement du deuxième vers, qui met en valeur l’assertion « Est noir ». Le jeu sur les contradictions accentue le paradoxe de ce type physique : ébène contre ivoire, ténèbres contre clarté, charbon contre flamme, nuit contre soleil. Ebène, ténèbres, charbon et nuit : la société occidentale a fondé ses valeurs sur des valeurs exactement opposées à celles-là. Le catholicisme, que symbolisent l’or et la lumière, y a beaucoup contribué. Penser une beauté contraire à la définition même de la beauté : telle est la gageure de Tristan. C’est pourquoi les antithèses témoignent de sa stupeur. Et presque de l’impossibilité de dire son admiration.  

 D’autres poètes s’essaient à louer l’admirable noirceur. Claude Malleville reprend l’idée dans son « Imitation du Cavalier Marin », publiée dans un recueil posthume en 1647. Il est pourtant de ces poètes qui, à longueur de vers, adressent leurs vœux à la tresse blonde de leur belle. Cette fois, il change son fusil d’épaule :

 Que Parthénice est belle encore qu’elle soit noire.

 C’est le plus digne objet où s’adresse nos vœux :

 A l’ébène éclatant qui luit en ses cheveux

 L’or et l’ambre ont cédé l’honneur de la victoire.

 Quelle si blanche main ou d’albâtre ou d’ivoire

 De ses liens si noirs peut défaire les nœuds ?

 Quelle clarté de teint brille de tant de feux

 Que les ombres du sien n’en offusquent la gloire ?

 Qui vit jamais en terre une Divinité

 Paraître sous un voile avec tant de beauté ?

 Qui vit jamais sortir tant d’éclairs d’un nuage ?

 Soleil, retirez-vous. Un autre est en ces lieux,

 Un autre qui pourvu d’un plus riche partage

 Porte la nuit au front et le jour dans les yeux.

 Les alliances de mots contradictoires expriment encore la difficulté à dire l’indicible, à penser l’impensable : la beauté noire. Elle est une ébène qui luit ; elle paraît tout en étant voilée ; soleil, elle « porte la nuit au front ». Pourtant, dans les deux cas, l’obscur l’emporte sur la lumière. Georges de Scudéry, dans «  La Belle Egyptienne  » (1649), concède également que « l’ébène aujourd’hui l’emporte sur l’ivoire. »

 Ainsi sera la brune, Noire ou Blanche, Naomi Campbell ou Fanny Ardant : belle malgré les canons de la beauté occidentale. Belle et sombre.  

 

   Extrait du prochain ouvrage d'Elsa Marpeau : Le Petit Livre des brunes (éd. du Panama, janvier 2007) 

 

 

Publié dans Essais

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