Nouvelles : "Alea jacta est"

Publié le par EM

ALEA JACTA EST

 

 

Je cours, je cours, je brûle les étapes, je me brûle les pieds, mes semelles au bout tout usées, je brûle la vie par les deux bouts sans savoir quand prendra fin cette course effrénée. Vers quoi ? Je brûle de le savoir.

Mais rien ne vient, aucune réponse. Alors je continue à courir. Comme ça, au hasard. Puisque la Terre est ronde, me dis-je. Puisque la Terre est ronde, je finirai bien par retomber sur mes pattes. Retrouver un lieu familier, croiser un visage connu. C’est alors que je la vois.

Elle est noire et je suis blanc, elle me ressemble pourtant comme une sœur. Je la regarde. Avant même de l’avoir touchée, je connais tout de ses traits, de sa taille, de son visage. Elle est noire et elle est belle. Elle, cette phrase, surgissent comme des réminiscences. Je m’en souviens déjà, sa peau d’ébène, son buste étroit s’arrondissant aux hanches, sa silhouette de vase, de reine. Cependant, elle semble être aussi novice que moi dans cette traversée furieuse. Encore pleine d’allant, prête à croquer la vie et avaler des kilomètres de piste. Dans quel but ? Je ne crois pas qu’elle veuille séduire les hommes. Elle est noire et belle, mais je ne crois pas, à la croiser ainsi entre deux portes, qu’elle veuille user de cela pour se frayer un chemin dans la vie. Un instant, elle fait une pause. S’arrête juste devant moi, songeuse.

Je pourrais presque la frôler, la caresser du bout des doigts. Elle regarde droit devant. Je sens que sa jeunesse joue pour elle. Son appétit de découverte est encore une case vide, il pourrait prendre une direction ou une autre. Aimera-t-elle les voyages, le doux plaisir du changement, de la nouveauté ? Elle s’apprête à repartir. Sa peau noire brille sous l’éclat des lampes électriques. Je me tends. Trop tard. Elle s’est élancée. En quelques secondes, elle est déjà trop loin. Je la vois, elle court. Bientôt, elle n’est plus qu’un point qui disparaît à l’horizon.

Seul à nouveau. Je reprends ma course. Je finirai bien par la retrouver, si je place avec précision mes pas dans ses semelles de vent. Je cours dans le sillage de son parfum de sable, je cours enfin après quelque chose. Et même si le chemin me paraît interminable, il a un but.

A la gare Montparnasse, j’attends un train qui doit m’emmener quelque part. En contemplant les rails, leur éclat de métal qui scintille durement, je rêve à des pays lointains que je voudrais connaître. Des terres de sable d’où elle émergerait, noire sur le fond blanc du jour, comme Vénus un jour sortit des eaux, blanche et or sur l’arête bleue de la mer et du ciel. Je rêve d’un paysage aride où elle seule serait mon pain, mon eau. Un paysage épuisant de soleil, d’alternance de chaleur et de vent. Mais gare Montparnasse, aucun train na va là où je veux. Dans le bruit de chemin de fer je me recueille un instant. Où aller – et pourquoi ? Sur le quai se presse une silhouette ; elle a déjà fui. Il est 22 h 33. Combien de temps me reste-t-il encore ?

Je patiente sur ce quai, bercé par le ronflement des machines. Je ne suis pas certain d’être bien de cette vie-là. Sur le quai et attendant un train, un train qui ne me mènera jamais vers le désert que j’ai rêvé, vers non pas un lieu – non, ce n’est pas vraiment d’un lieu dont je rêve –, vers une couleur. Un blanc de sable aveuglant. Car d’où pourrait-elle surgir, sinon de cette immense clarté ? Sa peau noire arrachée aux dunes.

Mais de la gare Montparnasse, on ne va nulle part. J’erre du côté de la gare du Nord. J’aurais voulu me rendre à Austerlitz, j’aime les noms de bataille, et puis qui sait si une réponse ne viendra pas de là, pas de ma course mais du passé. Un passé de misère et de gloires. Austerlitz. Je l’y croiserai peut-être. Mais je ne retrouve plus ma route. De guerre lasse, j’entre dans la gare du Nord.

Je regarde d’autres trains, métal illuminé de leur carrosserie, des rails. J’ai perdu déjà un temps considérable.

Une silhouette me dépasse. Je le sentais sur mes talons, celui-là, depuis quelques instants. Je crois qu’il veut me parler, je me retourne, il court à en perdre haleine. Il m’a bientôt doublé, à courir de la sorte. Courir pour l’argent, je le vois à la tristesse de sa mine. Il a des billets plein les poches. Ça l’alourdit. Ça le ralentit. Il en trébuche presque. Mais un sourire illumine son visage. Oui, il est rayonnant. Je ne savais pas que l’argent pouvait rendre heureux à ce point. Moi, mes poches sont crevées depuis le départ. Pas de chance. Et puis, je ne sais pas si j’aurais voulu, si l’attrait de l’argent m’aurait suffisamment ferré pour me faire ainsi traverser Paris au triple galop. L’argent me poisse les mains. C’est sale, l’argent, on le dit toujours aux enfants, mais on le tait aux adultes. Pourtant il reste sale. Afin de lutter contre sa crasse, nul besoin d’y renoncer : il suffit de changer son nom. On parle de l’or, de ruée vers l’or, d’amour de l’or.

C’est ce qu’elle me jette à la figure, lorsque je la croise à nouveau rue Lecourbe.

Elle est si belle que j’ai failli ne pas la reconnaître. Elle me ressemble toujours comme une sœur, malgré sa couleur, mais la donne a changé. J’aperçois des billets coincés entre ses seins. « La ruée vers l’or ! » elle me crie. Elle dit qu’elle voudrait s’arrêter mais qu’elle n’a plus le temps.   

Est-ce que j’ai manqué quelque chose ? A les voir passer, lui et elle, de l’argent froissé fiché au plus secret d’eux-mêmes, dans leurs recoins sombres, je me demande s’ils ont obstrué ainsi les voies qui les menaient aux autres et aux paysages. Mes poches crevées me donnent un accès direct au monde.

N’était-ce l’amour qui me fuit, ma promenade ne manquerait pas de charme. Mais j’ignore comment on arrête une femme lorsqu’elle court avec des billets coincés entre les seins. Il faut que je me distingue des autres. C’est difficile car nous nous ressemblons tous. Si je brillais un peu plus, me dis-je, elle ralentirait peut-être.

Je lui achète une bague en diamant et or dix-huit carats. Ca me coûte une petite fortune. Avec mon loyer à payer, je frôle la faillite. Quand je la croise, j’agite sous son nez le diamant. Elle s’arrête, je parviens à rattraper mon retard.

On prend quelques jours à l’ombre, tous les deux.

Les gens nous montrent du doigt. Ils rient avec leurs dents étincelantes qui font mal à voir. Ils disent qu’ils vont bien en profiter, que lorsqu’on sortira du trou, ils auront tout bouffé. Bouffé le monde, bouché tous les orifices qui nous permettent de nous mélanger les uns aux autres, les uns aux autres aux paysages.

On se moque de leurs menaces. Aux seuls reflets du diamant, on se regarde et on se chauffe. Sa peau noire absorbe l’éclat de l’or. Même si elle refuse, pour moi, d’ôter les billets qui couvrent ses seins, elle dit qu’il faut discuter. Qu’on peut peut-être faire affaire. Faire affaire, je réponds, je m’en fous, moi je veux caresser ton corps peau à peau. Combler l’un par l’autre nos fissures. Mais mes fissures sont depuis longtemps fermées, répond-elle, regarde. Sa balafre, le seul lien qui pouvait m’unir à elle, notre commune blessure, a été recousue par un fil d’or. La cicatrice blanche et noire ne s’ouvre plus sur aucun paysage. La gueule d’ombre ne gueulera plus.    

Alors, elle sème quelques billets et repart. Moi qui n’ai plus rien, je reprends mon souffle. Tout a fondu entre mes doigts. Je paie les intérêts de ma pauvreté.

Je paie jusqu'au dernier centime, je paie les dettes que la vie et moi avons contractées, je ne sais plus trop comment. Un centime après l’autre. Les billets qui fuient des crevures de mes poches glissent directement dans les replis bien hermétiques du corps des autres. On pourrait parler de vases communicants, mais le terme serait impropre, car je suis le pot ébréché et ils recueillent l’eau qui fuit de moi.

Je n’ai pas peur. La peur n’étreint que celui qui possède quelque chose. Sans rien à perdre, je cours plus vite. Je cours encore.

Depuis le temps que je cours, j’ai l’impression que rien ne change jamais vraiment. On nous promet un ailleurs, on rêve d’ailleurs peut-être, mais le monde se déroule sous nos yeux identique. Qu’a-t-il à promettre vraiment que du même, à l’infini déployé ? J’ai cru que le voyage, c’était le plaisir du changement. Mais ça ne veut rien dire. La variété du monde s’épuise plus vite qu’il ne faut pour le dire.

Non, le voyage n’est que le désir du mouvement.

Curieusement, mes gestes deviennent de plus en plus lourds, de plus en plus pesants à mesure que mes poches se vident.  

Quand ils me font payer le dernier loyer, je roule au sol. Je n’ai plus rien. Elle me piétine sans me voir. Il s’approche aussi, avec sa mine triste. Mais ce n’est pas pour me relever, c’est pour me réclamer son dû. Je le paie et je m’effondre. Il dit : « Tu es parti trop vite. Tu t’es essoufflé. Tu ne connais pas la fable ? La cigale ayant chanté tout l’été… Il fallait acheter, vendre, économiser, investir. La prochaine fois, tu feras attention. »

Il y aura donc une prochaine fois, une prochaine course effrénée à travers ce monde où les trains ne vous conduisent qu’à la gare suivante, gare du Nord, gare de l’Est, gare de Lyon, Montparnasse. Et aucun désert de sable qui découperait sa silhouette noire du néant. Et aucune mer d’où elle pourrait fleurir.    

A la fin on va tous mourir, non ? Ou suis-je condamné à tourner autour de ma vie jusqu’à la fin ?

Ce serait ça l’Eternité : un pion qui tourne sur un jeu de Monopoly ?

Je ne brûle plus de savoir à quels semblables chemins j’ai usé mes semelles.

Les dés en sont jetés.  Au loin le désert.


 

Elsa Marpeau.


(Ce texte a été publié dans Kwak 2, le jeu, éditions du Panama, 2006).

 

Publié dans Nouvelles

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article